Cahier n°19 |
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Cet article de Marie-Madeleine Dienesch a paru en avril
1988 dans la revue de la Fraternité monastique de Jérusalem, "Sources Vives",
qui touche un très grand nombre de lecteurs de toutes appartenances et qui
avait consacré ce numéro 19 à "Dix visages à contempler" : Marie Noël, Madeleine
Delbrêl, Anne de Guigné, Simone Weil, Marthe Robin, Edmond Michelet, Raoul
Follereau, Jacques Maritain, Marie-Eugène Grialou, Henri Godin.
Dans un des premiers poèmes des "Chansons et des Heures", Marie Noël presse son lecteur de la connaître et de l'aimer. "Connais-moi si tu peux, ô pasant, connais-moi !". Elle nous met au défi, consciente de la complexité de son caractère,
d'en saisir toute la diversité et, craignant que nous n'en restions aux
apparences, elle essaie de se définir : Mais aussi "rétive, indomptée", Qui saura ce qu'elle est au plus profond d'elle-même ? "Connais-moi si tu peux. Le pourras-tu ?… Le puis-je ? ". Ce n'est qu'à la dernière ligne du poème qu'elle nous livre la seule
voie pour la connaître : Personnalité hors du commun par ses dons multiples, elle avait une intelligence aiguë qu'étayait la solide culture sur laquelle avait veillé son père, professeur de philosophie au lycée de jeunes filles d'Auxerre, et malgré sa santé fragile qui l'immobilisait souvent à la maison. "Devine à quoi j'ai passé mon dimanche ?" écrivait-elle à une de ses amies, après un jour studieux consacré aux philosophes grecs. Intellectuelle, oui, elle l'était, mais sans perdre rien de son intelligence de la vie et de la sympathie profonde qu'elle éprouvait pour ceux qu'elle appelait "les petits". Elle réagissait vivement, profondément, avec toute sa sensibilité, devant la souffrance et la mort. Celle de son petit frère, l'avant-veille du jour de Noël, la marqua à jamais. "La mort m'a toujours trouvée hurlante à la face de Dieu". Ce n'est pas qu'elle ait ignoré les enchantements de la vie. Elle était gaie, pleine d'esprit malicieux, aimant chanter et danser à perdre souffle. Elle eût été la plus exquise des fiancées, délicate et vive, une femme épanouie dont on devinait sous le corsage les seins faits pour allaiter. Elle ne se maria pas. Combien elle eut de charme, pourtant, dans sa jeunesse comme dans son grand âge où je l'ai connue ! Elle-même en fut surprise un jour de bonheur où, revenant de se promener avec son parrain et sa marraine, M. et Mme Raphaël Périer, elle entourait son chapeau de paille d'une branche d'églantine. Quelques mois avant sa mort, elle écrivait encore à sa vieille amie Mme Marey : "… Venez… je vous dédicacerai vos livres… Nous rirons". Et voici qu'un jour, à la mi-temps de sa vie, Marie Noël jette un regard sur son passé. Soudain lui apparaît sa faute essentielle qui n'appartient pas aux catalogues pénitentiels : "J'ai trahi ma solitude". Faute si grave pour le poète qu'elle s'écrie, se reprochant de n'avoir pas tout sacrifié à son œuvre et de n'avoir pas pleinement répondu à l'exceptionnel don que lui fit Dieu : "Un meurtre, j'ai tué". "C'est moi que j'ai tuée ! O vaine et follement Enfant coupable entre
les justes ! Je m'accuse. C'est moi qu'hier, malgré mes fuites et mes
ruses, J'ai mise à mort dans un sinistre isolement". Combien l'on s'est mépris sur Marie Noël dont la vie de femme célibataire s'est lentement écoulée, comme celle d'Anna Bargeton, l'héroïne du Conte, dans la demeure familiale toute proche de la cathédrale, menant une existence discrète, vouée aux bonnes œuvres, ainsi qu'en abritent et cachent tant de villes de province. Beaucoup la croyaient - à tort ou à raison - toute douce et sainte. Dans le "Propos des Dames élues au Jugement Dernier pendant la pesée des âmes", elle-même a répondu vivement : "Comment aurait-elle jamais pu se sanctifier dans un cloître avec ces yeux et ce cœur qu'elle avait, ouverts si grands, je le veux bien, à toutes les pauvretés et les douleurs, mais encore à toutes les beautés, à toutes les folles lueurs, à toutes les passions de la terre… ". Quelle force, en réalité, comme celle que cachent les sous-bois apparemment
les plus tranquilles : Paysages symboliques de son âme. Elle ressent d'instinct l'élan guerrier
des affrontements : ceux de la nature souterraine, ceux du cœur des hommes.
Je connais peu de littérature masculine qui ait donné un poème aussi combatif
que "Bataille" où l'homme affronte la douleur : Sans doute, son combat fut-il aussi, comme pour tout chrétien, de soumettre aux exigences de la Croix les dons exceptionnels de sa nature si riche. Elle eut ses saisons en enfer qu'elle eût gardées secrètes si les encouragements pressants de l'Abbé Mugnier, son directeur spirituel et littéraire, n'avaient fini par avoir raison de ses scrupules et la déterminèrent à publier ses "Notes Intimes". Cette nature toute faite pour l'amour, si totalement aimante, n'en reçut guère en retour. Sa force fut de n'y jamais renoncer et son courage de n'en nier jamais la grandeur, malgré la déception et l'échec. Elle ne cessa d'aimer les êtres. Elle goûtait la douceur de la terre comme la générosité des hommes, la création comme le Créateur, son Sauveur pour lequel elle avait tendre pitié. "Je ne suis qu'un don" écrivait-elle. Et, dans une de ses notes intimes intitulée "Déclarations d'amour", évoquant la naissance d'un sentiment, elle conclut passionnément : "Et vous, je vous ai aimé, vous seul, parce que je ne pouvais pas m'empêcher malgré le mal que vous aimer m'a fait. Je vous ai aimé sans voir, sans savoir, sans vouloir, sans pouvoir…". C'est un jour de Noël qu'elle découvrit Jésus, ce "Jésus du ciel si beau qu'on ne le voyait pas, Jésus qui ne "rabâtait" pas, ne parlait pas, ne jetait rien dans la cheminée", mais une seule fois y déposa "pour Marie - Lui, Jésus, pour moi, Jésus ! - cette petite lettre rose aux mots dorés. Elle me douriait en moi-même, m'appelait par mon nom tout bas… Pour Marie… Jésus qui t'aime… Ah ! ma lettre chérie ". Ce fut le début de sa longue histoire d'amour avec le Christ. Cinquante ans après, le 3 mars 1944, anniversaire du jour où elle avait rencontré pour la première fois, en tremblant, le Seigneur qui devait être son seul compagnon de route… "Oh ! ce ne fut pas plus qu'une autre, une union sans nuage. Il lui a fallu m'aimer avec patience, me pardonner sans cesse. Pour une fleur qui fleurissait, une chanson qui chantait, un livre qui s'ouvrait, une tendresse qui passait, je courais, je fuyais, je lui échappais, je l'oubliais… tant qu'il ne m'avait pas rattrapée. Mais toujours il me rattrapait. Et moi aussi, ô mon Dieu, j'ai eu à me plaindre de Vous. Vous ne m'avez pas ménagée. Vous n'avez pas craint de me faire souffrir. Vous avez été pour moi un Maître dur… Et pourtant, à travers les années et les vicissitudes de notre union, nous voici, Vous et moi, demeurés sans séparation. Vous fidèle et moi fidèle. Vous avez tout supporté de moi? J'ai tout accepté de Vous, et nous avons gardé notre alliance éternelle". Au moment de sa mort, le prêtre put déposer entre ses lèvres l'hostie dont elle avait préfiguré dans un poème qu'elle serait son viatique vers la Résurrection. Quand, appelé, il avait pénétré dans sa chambre, les mots qu'elle prononça furent d'ardente attente : "M'apportez-vous Jésus ?". Marie-Madeleine Dienesch. |
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