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La fille du professeur Rouget
"L'expérience religieuse de Marie Noël", cette
formule appelle deux précisions : l'une concerne l'expérience
religieuse en général, l'autre, la personnalité
de Marie Noël.
Premier point : On croit assez spontanément que les conflits de la
foi et de la raison, de la religion et de la science, de la croyance
et du doute opposent des puissances distinctes comme dans un duel où
il y a deux adversaires, comme dans une discussion où il y a deux partenaires.
Pareille image conduit tout naturellement à l'idée que l'arrêt du combat
signifie pour le vainqueur le repos dans la certitude : repos de la
raison dans la certitude de la raison, repos de la foi dans la certitude
de la foi.
Il est possible et même probable que, en gros certaines expériences
religieuses rentrent dans ce schéma. Mais pas celle de Marie Noël, pas
plus que celle de Claudel. Là le drame se joue à l'intérieur de la foi
et c'est pourquoi il peut durer autant que la foi ; celle-ci loin d'être
repos et certitude, est source de conflits et de remises en question,
introduisant dans la vie et dans la pensée des exigences sans commune
mesure avec la nature humaine.
Le second point vise l'expérience religieuse de Marie Noël. Toute
expérience religieuse inclut des composantes intellectuelles : or il
ne faudrait pas croire que celles-ci soient négligeables dans le cas
de Marie Noël sous prétexte qu'il s'agit d'un poète et que ce poète
est une femme.
Ce poète, d'abord, est une femme supérieurement intelligente. Ensuite,
cette intelligence supérieure n'est pas seulement un don de la nature
: elle est, en même temps, le produit d'une belle culture. Culture littéraire,
culture musicale, culture artistique… Il est permis d'ajouter : culture
philosophique.
Nous entendons ici le rire de la chère Marie Noël. Et pourtant… De sa
maison de campagne de Diges, elle écrivait à une amie : "Sait-u ce que
je lis le soir ? que je relis [on notera ce : relis] : Le Discours de
la Méthode. Arrange çà si tu peux avec le reste."(1)
Or "çà" s' "arrange" très bien avec "le reste".
Et "çà" s'arrangerait encore beaucoup mieux si nous avions les cours
de philosophie que le professeur agrégé Louis Rouget donnait au Collège
d'Auxerre. Celui-ci, excellent helléniste, mit Platon entre les mains
de sa fille quand elle eut "attrapé vingt-deux, vingt-trois ans"(2).
Tout permet de croire qu'il a parlé avec elle des autres penseurs de
l'Antiquité, qu'il a exprimé pour elle la métaphysique de la tragédie
eschylienne ou même celle des vieux mythes. Une analyse attentive des
Notes intimes et de quelques poèmes ferait sans doute apparaître en
Marie Noël une espèce de subconscient philosophique, d'où surgissent,
souvenirs flottants et décolorés, des débris de cosmogonies pré-socratiques
- ici, un monde livré à deux forces antagonistes comme dans Empédocle(3),
là, l'idée d'un chaos originel ordonné par l'Intelligence, comme dans
Anaxaogore(4) ; surtout, ce subconscient philosophique
est hanté par les thèmes platoniciens de l'opposition de l'être au devenir(5)
et de la souveraineté de l'Un(6) : Quand Marie
Noël cherchera à exprimer son expérience religieuse, ce qui vient à
sa pensée et sous sa plume, ce sont des schèmes et des formules acquis
à l'époque de son initiation au platonisme.
(1). Notes intimes, Stock, 1959, p. 54 ; cette note
pourrait être de 1928.
(2). PAUL GUTH, Marie Noël raconte comment elle est devenue le poète
des Chants de la Merci, le Figaro littéraire, 25 février 1950.
(3). Notes intimes, 1920… 1923, p. 26.
(4). Ibidem, p. 20.
(5). Ibidem, p. 19.
(6). Ibidem, p. 26-27, 1933-1934, p. 137 notamment.
2
Le cri de Job
La relation de Marie Noël à son Dieu tient dans un mot : interpellation.
Avant toute expérience de la misère humaine, Marie Rouget en a trouvé
le modèle dans les textes liturgiques. Dans une note de 1951, elle rappelle
son émotion d'enfant, le soir de la Toussaint, quand, à six heures,
avec sa grand-mère, elle assistait à l'office " dans la grande Nuit
de la Cathédrale ", tandis que " dans la tour, les glas tintaient "
: " … Cependant, nous chantions avec les prêtres les psaumes de David,
les plaintes de Job. J'entendis là - à neuf ans - l'inconsolable cri
des hommes. Il est entré en moi, alors, et n'en est plus sorti."(7)
" Les plaintes de Job… " telle est la tradition spirituelle que Marie
Noël va spontanément rejoindre : la vie de sa pensée sera une réflexion
sans cesse reprise sur le Mal dans notre pauvre humanité, avec des crises
qui, déclare-t-elle, " ont porté mon sentiment à l'extrême tragique
", mot dont elle n'a jamais abusé.(8)
On ne voudrait pas exagérer la part de la raison critique dans la réflexion
de Marie Noël sur le Mal. Pourtant, face à Dieu, son interpellation
n'est pas seulement un " cri ". Et alors, comment ne pas évoquer la
présence quotidienne, pendant quarante ans, de Louis Rouget, modèle
vivant de al rigueur et de la probité intellectuelles ?(9)
Il y a quelque chose à retenir de ce texte de Petit-jour où le poète
a l'air de s'amuser et joue avec sa vérité : " … peut-être, peut-être,
si, au lieu d'être une fille de ville, une fille de professeur qui fait
des études et tout ce qui s'ensuit, j'avais été fille des champs, fille
de laboureur, la sainteté plus facilement, tout simplement, me fût venue.
Je serais allée garder " les moutons de mon père ", comme Geneviève,
comme Jeanne, comme Germaine… ". Remarquons bien le point où apparaît
la différence entre ce qui eût été et ce qui fut : " d'un angelus à
l'autre, toute seule aux champs avec Dieu, nous nous serions parlé à
longueur de journée " ; tandis que la fille de professeur a " piétiné
" pour " tâcher de voie clair… entre le bien et le mal qui si traîteusement
se ressemblent ".(10) La hantise du mal comme
problème(11), voilà l'effet de la culture, de
la culture reçue dans un certain milieu.
Sur le rôle du père dans ce milieu, trois textes permettent de préciser.
" Mon père, incroyant… "(12) "
Quand j'ai écrit Ténèbres, je songeais au doute de mon père… Mon père
avait employé toutes ses forces intellectuelles à chercher Dieu dans
la droiture de son âme. Il avait médité, lu et relu l'Evangile 'dans
le texte grec)… et aussi saint Thomas d'Aquin, tous les Pères… Il n'avait
pas trouvé. "(13) "
Avec l'espèce de pensée que j'ai, si Dieu ne m'avait pas divisé l'âme,
je me serais peut-être établie tranquillement dans le doute serein de
mon père… "(14)
Ainsi, livrée à elle-même, la raison de Marie Rouget eût assez naturellement
suivi celle de Louis Rouget et, puisqu'elle ne pouvait être une bergère
vivant en paix avec Dieu, elle eût été une intellectuelle sachant vivre
en paix sans Dieu. C'est l'agnosticisme qui donne la tranquilité ; c'est
la certitude de notre incertitude qui donne la sérénité. Mais il y avait
en la jeune fille un sentiment si douloureux de la misère humaine qu'il
refusait d'avance toute solution au problème du mal impliquant une résignation.
Le mal dans le monde peut bien provoquer des doutes de la raison sur
l'existence de Dieu et les vérités du catéchisme : il soulève une telle
émotion dans l'âme que celle-ci est à jamais rendue incapable de s'installer
dans un non-savoir qui serait le fondement d'une sagesse.
De là, l'aveu décisif qui suit le troisième texte : " …Mais je souffre.
Et c'est beaucoup ma façon de croire. " Cette souffrance devant le mal
des hommes est bien, en effet, ce qui empêche Marie Noël de se résigner
à ce qui arrive : Job n'est ni Socrate ni Epictète. Alors où est la
différence, ici, entre la souffrance et la foi ?
C'est bien cette identité qu'exprime la suite du second texte où Marie
Noël explique la différence entre elle et son père. Bien sûr, celui-ci
savait ce qu'est la souffrance, mais sa souffrance n'était pas une foi
et c'est pourquoi il pouvait la vivre en la surmontant, ce qui est la
grande leçon de la sagesse antique : " … Il lui manquait une faiblesse,
celle que j'ai : un peu d'illogisme et cette sensibilité qui saute parfois
d'un bond de cœur par dessus les difficultés de la raison. "
(7). Ibidem, p. 307, 1940…
(8). Notes intimes, 1933-1934, p. 106.
(9). Témoignages de Marie Noël sur son père : lettre du 26 mars 1923
citée dans Raymond ESCHOLIER, La Neige qui brûle, A. Fayard, 1ère éd.,
p. 226*227 ; Notes intimes, 1940…, p. 280-281 ; Petit-Jour, Stock, 1951,
p. 62 147, 155-156 notamment ; le Cru d'Auxerre, Stock, 1967, p. 97-100
(10). Petit-Jour, P. 147.
(11). " Le Mal, sa hantise ", André BLANCHET, Eloge funèbre… 16 février
1968, Cahiers Marie Noël, n°1, février 1969, p. 19.
(12). Notes intimes, 1934-1936, p. 146.
(13). Texte cité par R. ESCHOLIER, ouvr. Cit., p. 244.
(14). Notes intimes, 1920… 1933, p. 58 ; le texte cité par R. ESCHOLIER,
p. 72, dit : " divisé le cœur ".
3
Sept semaines en enfer
Cette " sensibilité avec ses " bonds de cœur ", il nous
est possible de la saisir à ses moments de plus haute tension, au cours
de crises religieuses qui appellent le mot " mystique " au sens le plus
strict. Marie Noël a laissé d'importantes relations sur deux épisodes
: L'enfer de trois jours, Souvenir de février 1913 - elle a donc trente
ans - et L'enfer de sept semaines et de plusieurs années, 1920-1922.(15)
Il faudrait analyser ces textes phrase par phrase. On ne s'arrêtera
qu'au second, en le complétant par des notes plus proches des événements,
notamment par celle qui se trouve datée de 1921 par ces mots : " Dans
l'espèce de gouffre où j'ai plongé l'an dernier… "(16)
I. En 1920, Marie Noël a trente-sept ans ; elle
est " épuisée par la guerre ". Quelle fut la cause occasionnelle de
l'épisode ? Nous savons seulement qu'il s'agit de la mort puisque tout
a commencé " auprès d'une terrible mourante " : " … brusquement je perdis
toutes forces… et j'entrai dans la grande Angoisse. "
L'épreuve semble avoir été très différente de la précédente. Sept ans
plus tôt, " Dieu s'écroule en moi comme un édifice de nuages " : après
trois jours et trois nuits, un baiser sur la Croix l'a, en quelque sorte,
ressuscité dans le cœur qui n'osait plus espérer. Maintenant, ce n'est
plus Dieu qui s'écroule mais sa créature qui se sent comme vidée d'être
; d'autre part, il ne s'agit plus d'une absence de Dieu qui met en cause
son existence mais le Dieu qui est présent se découvre tel que la foi
ne l'avait jamais vu.
" Mois d'enfer, mois de destruction, mois de toutes morts. Destruction
du corps, destruction de l'âme… Maintenant, revenue au monde, tout est
consommé. Ci-gît… Celle que j'étais est morte… Refroidie… " Voilà pour
la néantisation, comme on dirait aujourd'hui, de l'être soumis à l'épreuve
du feu qui le consume.
" Celle que j'étais alors… " Qui était-elle donc, celle qui est en train
de mourir ? " Je n'avais jamais été jusqu'alors, je n'étais encore qu'une
petite fille " ; " trente ou quarante années de petite vertu " ne mûrissent
pas une femme. Avec son enfance qu'a-t-elle perdu ? Non pas la foi mais
la ferveur : " Je voudrais parfois ressusciter, me ranimer au souffle
divin, être fervente encore… " Son état est ainsi la foi dans l'extrême
sécheresse que connaissent bien les mystiques. Mais foi en quoi ? Ici
se précise le cas Marie Noël.
II. Elle s'est trouvée, dit-elle, face à " un
Dieu qui, tout-à-coup, n'était plus mon Dieu " . Ce " mon Dieu " est
aussitôt explicité dans l'énoncé même de " la terrible question qui
fut alors posée : Dieu ? … mon Dieu ?… Le Bon Dieu ?… Où était Dieu
?… Qui était Dieu ?…
" La réponse a l'air de suivre la question : en fait, elle la précède
puisque c'est elle qui la fait surgir et qui la rend si " terrible "
: " Une force impitoyable, la Force éternelle qui crée et qui tue m'était
révélée ! " Pas de point d'interrogation mais un point d'exclamation
qui jaillit d'une éblouissante et bouleversante certitude.
Cette " révélation ", Marie Noël en a parlé de façon encore plus précise
dans la note de 1921 ;
" Dans l'espèce de gouffre où j'ai plongé l'an dernier, j'ai entrevu
[soulignons ce mot] Dieu et je ne peux plus l'oublier… Dieu !… mais
pas le Dieu que je connaissais intimement depuis l'enfance, le Bon Dieu,
Notre Père … mon Ami… Non ! un Autre ! "
Un Autre qui était caché derrière et si terrible que ma raison a vacillé.
C'est Celui qui n'a inscrit qu'une seule Loi sur ses Tables silencieuses
: Tu tueras… tu seras tué, et qui n'a jamais pris la peine de l'expliquer
autrement que par la marche implacable de l'Univers…
" Cet Autre a bien montré qu'il n'était pas " notre Dieu " justement
quand " il a tenu notre Dieu, notre Christ accablé devant Lui dans le
Jardin à l'heure de La Puissance des Ténèbres. " Lignes qui disent l'effroi
de l'âme chrétienne devant la misère du Christ sous le regard du Père
impitoyable.
III. On devine ce que fut la " grande bataille
", " l'heure de la Puissance des Ténèbres "(17)
pour celle qui découvre brusquement ce Dieu nouveau : inutile de le
prier, la mort qu'il nous prépare est " un piège ", il joue avec le
mal : que deviennent alors la piété et les morales accordées à l'image
du Bon Dieu ? " Tous mes Anges s'enfuirent ", écrit Marie Noël, la laissance
" sans défense aux démons alliés de mon corps et de mon âme".
La foi subsiste pourtant, car si elle s'était évanouie, pourquoi la
souffrance ? De quoi souffrirait celle qui l'a perdue, aussitôt passée
l'heure mélancolique qui marque la fin d'une illusion ? La foi a, en
vérité, changé de Dieu : celui qui l'habite maintenant la réduit à une
pure volonté de croire, sans lumières pour l'intelligence, sans douceur
pour le cœur. On aperçoit le caractère proprement mystique du " Ci-gît
" de Marie Noël : tout ce qui ce qui tient à son moi doit être détruit
; il n'y a plus en elle qu'une raison aveugle et sa seule consigne est
" l'obéissance " ; ce qui lui reste de voix sera pour dire :
" Dieu… Parfois j'ai souhaité être infidèle de naissance et de ne l'avoir
jamais connu. Mais en même temps j'acceptais tout de Lui parce que c'était
Lui, Lui par dessus tout, Lui seul. Dieu ! J'acceptais ma ruine éternelle,
s'il était nécessaire, pour que fût accomplie sa grande Loi, ses deux
Lois contradictoire - dont j'allais peut-être mourir. "
Déjà, dans le texte de 1921, écrit alors qu'elle " flotte encore comme
un noyé à demi ", Marie Noël avait dit : " Oh ! je ne me révolte pas.
Jamais je ne me suis révoltée. Il est grand ! Je l'adore, je m'incline,
aussi religieuse maintenant que jadis, devant sa pensée infinie dont
je suis victime. Et j'accepte avec une sérénité sans espoir d'être,
moi, le rien, sacrifiée à ses fins. Il me semble que si j'étais une
pauvre pièce de toile, je me soumettrais ainsi avec une douleur affectueuse
et docile à la torture des ciseaux et de l'aiguille, par respect et
aveugle amour pour le chef-d'œuvre inconnu de l'ouvrière. "
Variante noëllienne du grand thème mystique de " la supposition impossible
" destinée à montrer jusqu'à quel désintéressement pourrait aller le
pur Amour selon saint François de Sales : " … si, par imagination de
chose impossible, il savait que sa damnation fût un peu plus agréable
à Dieu que sa salvation, il quitterait sa salvation et courrait à sa
damnation. "(18)
Toutefois il y a une importante différence entre la pensée de saint
François de Sales et l'expérience de Marie Noël : avec celle-ci, il
ne s'agit pas de " supposition impossible " mais de supposition parfaitement
possible. Et elle est parfaitement possible parce qu'elle est comme
suspendue à l'idée d'un Dieu qui est certainement source du Bien mais
qui est aussi origine du Mal, le Dieu qui a fait de chaque homme et
même de Jésus un condamné à mort. C'est pourquoi la fille du professeur
Rouget ne pouvait s'incliner devant cette dualité en acceptant qu'elle
signifie une contradiction : de fait, " l'Enfer de sept semaines " sera
le point de départ de réflexions méthodiquement conduites sous le signe
platonicien de l'Unité.
(15). Notes intimes, 1933-1934, p. 103-104
et 104-106.
(16). Ibidem, 1920… 1933, p. 22-23 ; voir aussi p. 15-18 et p. 56.
(17). Notes intimes, 1920… 1933, p. 22 et plus loin.
(18). Traité de l'Amour de Dieu, livre IX, ch. IV.
4
La quête de l'Un
L'intelligence du poète essaie donc de construire une
vision du monde accordée à la découverte de ce Dieu qui n'est plus ou
qui n'est plus seulement le Dieu de son enfance. Dieu est Un et pourtant,
vu de notre terre, vu de nos cimetières, tout paraît se passer comme
s'il gouvernait le monde selon deux " lois " opposées, deux " ordres
" au sens pascalien du mot. ON simplifiera, bien sûr, la pensée de Marie
Noël, mais sans trahir l'essentiel, si on la réduit au schéma suivant
:
1° Les deux " lois " ; les deux " ordres " correspondent à deux principes,
le Créateur et le Christ.
2° Le Mal est lié à la Création : il n'est pas entré dans le monde avec
la faute d'Adam mais Adam a péché parce que le Mal était déjà là.
3° Le Christ représente l'Amour qui est l'ennemi du Mal.
4° Le Mystère Eucharistique représente le triomphe de l'Amour que fait
servir le Mal au Bien.
5° A travers ce Mystère qui opère une espèce de réconciliation du Mal
et du Bien, nous devinons le Dieu Un par delà le Bien et le Mal, en
ce sens non-nietzschéen qu'il est une Bonté en soi, et comme telle inaccessible,
par delà le Bien et le Mal pour nous. Le dossier de la question est
copieux. On analysera une seule note, particulièrement claire et complète.
La question est posée dans le titre qui affirme en Dieu à la fois l'Unité
et la dualité : Le combat de Dieu contre Dieu.(19)
Voici d'abord les deux principes, les deux " lois " :
" Celui qui a créé le monde n'a donné à l'être vivant qu'une seule loi
: MANGE et celle-ci qui est la même : POUR MANGER, TUE !…
" … CAR TELLE EST MA VOLONTE, TOUTE CREATURE SERT DE PATURE A L'AUTRE.
" Celui qui a racheté les hommes leur a révélé une autre loi : AIME.
" L'Amour refuse de manger son prochain. L'Amour refuse de tuer…
" L'Amour est une désobéissance à la loi du Créateur…
" De là, la situation : " Dieu opposé à Dieu. "
Voici maintenant comment l'antinomie est résolue. Aucun des deux termes
n'est sacrifié, mais il suffit d'expliciter le sens du second, c'est-à-dire
de rappeler que l'essence de l'Amour est le désintéressement, le renoncement
à soi. Le Création dit : MANGE ; le Christ répond : Mange-moi.
" L'Etre et l'Amour s'opposent en l'homme. Non en Dieu.
" l'Etre doit manger pour se conserver et s'accroître. Il détruit pour
se nourrir la substance d'autrui qu'il transforme en la sienne. Sa loi
est : " Sois fort.. le plus fort. "
" L'Amour veut nourrir, se détruire soi-même pour nourrir un autre se
changer en l'autre, pour fortifier l'autre et, de deux devenir un seul.
" Sa loi est donc : Donne. "
Alors s'opère une véritable transfiguration : "
L'Amour-Dieu transfigure la loi créatrice de Dieu. Il trouver son bonheur
à êtr mangé.
" Conséquence métaphysique : l'Untié est retrouvée : " Ainsi, conclut
la note, s'accomlissait - en Une - la double loi de Dieu : MANGE - AIME.
" Conséquence spirituelle et morale : " Il faut devenir une Hostie,
ce rien de Dieu, cette pauvre chose que les gens mangent - ou qu'ils
dédaignent - livrée, obéissante à tous, et qui n'a plus rien de soi-même.
"(20)
Il y a là une pensée rigoureusement cohérente dont la sévère architecture
évoque celle d'une crypte romane, celle où Marie Noël va désormais prier
et où sa prière exprimera le sens de sa vie.
(19). Notes intimes, 1920… 1933, p. 31-33.
(20). Ibidem, P72
HENRI GOUHIER
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